Journal 1919 Mise à jour avril 2019
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Nancy

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2 janvier – Je quitte Belfort et mon service sans regrets ; c'est le désordre de la mobilisation qui commence ; personne ne donne d’ordres et tout le monde s'en va.

Parti à 10 heures du matin, je n'arrive à Nancy qu’à 11 heures du soir, avec 4 heures de retard sur un parcours qui ne nécessitait guère plus de temps autrefois. Consigne fermée depuis 10 jours pour cause d’encombrement ; c'est bien là un procédé de l’incurie bureaucratique ; il pleut ; je pars à la chasse d’une chambre dans une ville sans lumière. Après avoir sonné en vain dans nombre d’hôtels, je suis recueilli dans le Grand Hôtel de la place Stanislas loué entièrement par les Américains pour leurs officiers.

Le lendemain, j'apprends à la Banque de France que je suis affecté au séquestre des Reichsbank ; à Phalsbourg mon camarade le capitaine Strohl me donnera plus amples renseignements.

Je prends à 8 heures du matin l’express qui devait partir à 5 heures. Voyage très intéressant car je vais revoir la région de mes débuts de la guerre en août 1914.

Nous longeons la forêt de Vitrimont où l’on s'était tant battu ; nombreux arrêts ; comme me l’explique un fonctionnaire de la compagnie de l’Est, cet engorgement de la seule voie de communication avec l’Alsace, alors rétablie, est du à la régulatrice de Blainville-sur-L’eau, qui immobilise pour ses trains de ravitaillement les nombreuses voies de garage ; alors que cette même régulatrice poussée en avant, aux portes du Palatinat vers Sarrelouis ou Sarrebruck ne serait une gêne pour personne. Mais pour le déplacement de cette régulatrice on se heurte au mauvais vouloir de commissaire régulateur qui sans doute trouve plus commode la proximité de Nancy. Ainsi vont les choses administratives. Et cette situation que la logique même aurait dû faire cesser, se prolongera encore de nombreuses semaines !

Voilà Lunéville ; teintes de souvenirs du mois d’août 1914. À Marainviller, nous entrons dans la zone de combat. Je reconnais comme si c'était hier ces paysages vus en 1914. Voici la route qui longe la forêt de Parroy où il y avait eu l’alerte ; notre ancien cantonnement de Laneuveville-aux-Bois n'est plus qu’une ruine ; Emberménil semble un village tombé d’une boite à joujoux qui s'est brisé en tombant à terre ; partout, tranchées, réseaux, trous d’obus, bois ravagés ; c'est l’éternelle vision de la ligne de combat. Tout le long de la voie suit un sentier qui réunissait les diverses tranchées boches. C'est par là que devaient se faire la nuit les relèves boches. Deutch Avricourt fortement endommagée par nos bombardements. Les employés sont encore Boches, et sur le quai circule le chef de gare coiffé de sa casquette à bande rouges.

Le train accélère sa marche et bientôt voici Sarrebourg et le joli défilé de Saverne par où passe la voie et le canal de la Marne au Rhin. Ici, tout est en ordre, riant d’aspect, rien n'a subi les horreurs de la guerre, nous sommes dans l’Alsace privilégiée. Ayant déjeuné d’un bout de pain offert par un général qui est dans notre compartiment et d’une part de thon, nous arrivons vers 14 heures à Strasbourg.

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Strasbourg

Je suis logé chez un Allemand du nom de Jacob, directeur technique du Crédit foncier ; au 4e étage de la grande maison qui fait le coin de la rue du Dôme et de la place Kléber. Des fenêtres de mon balcon, je vois la flèche de la cathédrale, dominant superbement les maisons de la ville. Je dois aller comme administrateur séquestre de la Reichsbank à Metz, mais j'ai devant moi quelques jours pour me familiariser avec les beautés de Strasbourg ; un heureux hasard va m'y aider.

Un matin que je cherchais mon chemin pour aller à un établissement de bains, les bains de la Rose que l’on m'avait indiqués, un passant correctement mis, m'offrit obligeamment de m'indiquer mon chemin, et même de m'indiquer les bains municipaux, très confortable établissement, construit spacieusement et dont nous n'avons pas l’équivalent dans Paris même. Chemin faisant, je m'intéressais aux vieilles maisons et lui parlai de mon désir de connaître les vieilles curiosités de la ville. C'était justement un amateur éclairé et très connaisseur des beautés de sa ville ; il m'offrit d’être mon cicérone ; je prenais rendez-vous et acceptais de déjeuner chez lui ; il s'appelait Paul Hoffmann et demeurait sur le quai Saint-Thomas, n° 6. À son allure, je l’avais pris pour un assez simple bourgeois. Chez lui, je trouvais un intérieur meublé avec beaucoup de goût dans le style Louis XV et XVI, avec une dizaine de magnifiques Latouche, ce peintre moderne si exquis.

Naturellement nous causâmes beaucoup art et peinture ; il avait aussi une collection de gravures. Avec lui, je pus visiter les magnifiques salles du château du cardinal de Rohan, construit par Robert de Cotte, que les Boches voulaient restaurer et peut être abimer avec leur mauvais gout. J'y admire de magnifiques boiseries Louis XV et de beaux panneaux décoratifs.

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Et puis, ce fut une suite nombreuse de vieux escaliers tournants, renaissance, dans l’intérieur de vieilles cours, de balcons Louis XV en fer forgé, de splendides portes sculptées, de nombreux mascarons Louis XV et renaissance allemande, de jolis marteaux de portes, sans énumérer le coin très curieux appelé Petite France et beaucoup de vieilles maisons alsaciennes, la cathédrale. J'étais émerveillé de ma promenade et j'avais presque vu trop de choses curieuses à la fois pour bien m'en remémorer tout le charme. À Strasbourg, pour un véritable amateur, il y a pendant plusieurs jours d’intéressante choses à voir.

Une ascension au clocher de la cathédrale est aussi très intéressante, unique même par la vue très curieuse que l’on a sur les toits de la vielle ville alsacienne. Tous ces toits pointus avec 3 et 4 étages de lucarnes qui s'ouvrent multiples procurent une sensation très pittoresque. Quant au clocher, à partir de la première plateforme, c'est une merveille d’architecture, il semble que l’on monte dans le vide et parfois l’on est enclin au vertige.

Ce qui étonne le plus dès qu’on arrive, c'est la grande animation qui règne dans les rues du centre qui avoisinent les places Broglie et Kléber ; c'est aussi la grande propreté qui règne dans les rues ; pas de boites à ordures comme à Paris encombrant les trottoirs, pas de papiers salissant les rues.

Toute la nouvelle ville allemande est bien percée, avec des avenues spacieuses et agrémentées d’arbres ; les nouveaux monuments d’une architecture qui vise au grandiose sont quelconques ; le palais de l’empereur est grotesque avec les deux hérauts qui tiennent le drapeau au-dessus de la grande coupole, et son toit en tuile rouge, et son amoncellement de sculptures, ramassées de toutes sortes, sans unité. Mais les jardins qui forment la place sont agréables à l’œil et son assez décoratifs.

Devant le théâtre une affreuse statue d’un homme nu faisant des effets de postérieur, et représentant le père Rhin, est enlevée comme offensant le bon goût dans le courant de janvier. Ce n'est que justice. C'était le produit d’un Boche offert par un Boche.

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À admirer, le délicieux palais du haut-commissaire, ancien hôtel des Deux-Ponts.

Metz

10 janvier – Délégué par Strohl, séquestre de la Reichsbank à Strasbourg, je vais à Metz pour servir d’administrateur séquestre de la Reichsbank à Metz. Je sais peu d’allemand, je ne connais rien de la comptabilité allemande, et il va falloir dépouiller et voir clair dans tous les comptes de la Reichsbank, reconnaître quelles sont les dissimulations que les directeurs auraient pu faire depuis l’armistice ; séquestrer enfin tout ce qui constitue l’avoir liquide de cette banque et en prendre la direction.

Ce rôle peut devenir grave de conséquences, si je ne réussis pas car c'est à l’instigation écrite de M. Picard, secrétaire général de la Banque je suis envoyé à Metz. Merkling, inspecteur de la Banque ira à Mulhouse, et Strohle et Hugues resteront à Strasbourg. J'arrive à Metz. Tout le personnel de la Reichsbank est prussien. Le G.Q.G. était à Metz, je prie mon ami Rivière de me prêter un de ses interprètes du 2e bureau pour la prise de contact.

Rapports froids mais courtois et distant. Je vérifierai la caisse et les valeurs le lendemain. À l’avenir, aucune opération ne se fera sans mon ordre et ma signature sur la pièce comptable. Me voilà dans l’antre boche. Le directeur, un prussien grand et sec, M. Dictz, sait un peu parler français. C'est lui qui viendra chaque matin me présenter le courrier et recevoir mes indications.

Comme bureau, je choisis celui du directeur et lui dit de s'installer dans une autre pièce de l’appartement du premier qu’occupe les bureaux, car les bureaux ont été réquisitionnés par l’autorité militaire pour servi de bureaux aux services de la Trésorerie dirigée par M. Girard.

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Strasbourg, le 10 janvier 1919

Ordre de service

Le capitaine de Langautier, mis à la disposition du capitaine Strohl, séquestre de la Reichsbank, par les Services financiers d’Alsace et Lorraine, se rendra à Metz pour y servir de séquestre délégué auprès de la Succursale de la Reichbank.

p.o. L’administrateur-Séquestre

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Quelques affiches de propagande française mettent un peu de gaité dans mon bureau ; quelques cartes de la région. Tables ordinaires, chaises aussi. Pièce claire et gaie ; très bien chauffée au chauffage central ; je domine toute la place et sous mes yeux j'ai le socle ou reposait la statue de l’ancien empereur Frédéric III.

Je commence aussitôt ma vérification. La comptabilité de la Reichsbank ne ressemble pas à la nôtre. Aucun grand livre qui résume avec le livre journal les opérations de la journée. C'est le livre de Caisse qui sort le Grand livre pour toutes les entrées et sorties, et la comptabilité générale est tenue à Berlin. Il y a moins d’ordre et de clarté que dans notre comptabilité française, et sans l’aide de Berlin, je ne puis ajuster certains comptes antérieurs.

Tout se résume dans la comptabilité des Girokonto, qui comprennent au moyen du compte asservateur toutes les opérations de la succursale, mouvements de fonds, ventes, achats, etc…

Quand j'arrive, presque toutes ces valeurs ont été envoyées à Francfort. Tous les comptes des caisses publiques et militaires aussi ; et il y en a un grand nombre car la Reichsbank sert en Allemagne d’office de trésorerie.

Dans la caisse, il reste pour près de 3 millions de marks. C'est peu comme actif, puisque mon passif s'élève à une quinzaine de millions.

J'organise mon service et j'apprends mon métier ; je cherche à voir clair dans toutes ces expressions boches comptables. Aucun incident, le personnel étant très discipliné.

Pourtant quelques jours après mon arrivée, le caissier, un grand prussien obséquieux et sournois, encore plus sec que le directeur, me rencontre dans la rue sans me saluer ; il faut dire que je suis encore mobilisé et par conséquent toujours en uniforme de capitaine d’état-major.

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Le lendemain, je fais appeler le directeur et lui dit que je ne tolérerai pas qu’un de ses fonctionnaires ne me salue pas le premier dans la rue ; que je tenais essentiellement à cette marque de déférence et de respect. Le directeur rougit, s'excuse, dit que surement le caissier ne m'a pas vu, etc… Excuses du caissier, protestations, l’incident est clos. Je n'en n'aurais pas d’autres. Avec ces gens, il a suffi de montrer qu’on est le maître et qu’on ne tolérera aucun écart. Depuis lors, ce ne sont que courbettes et que grands coups de chapeau à tous les coins de rue.

J'habite dans un appartement séquestré, du capitaine allemand Dutenhofer. Grand appartement où j'ai fait aménager un bureau et une chambre, et où j'habite seul. J'y suis très bien, car avec le chauffage central, je ne souffre nullement du froid qui est très vif dans ces régions.

L’appartement est dans la maison de la Brasserie Messine, au 2 de la rue du Président Wilson et fait face à la caserne. C'est la bonne de la propriétaire, Mme Mehru, une allemande ne sachant pas un mot de français qui me fait le ménage. Tout marche à souhait. Je paye avec mon billet de logement et un supplément de 20 Fr. par mois. Ce n'est pas cher étant donné que je suis chauffé, que j'ai une salle de bain et la lumière électrique.

Quand j'arrive à Metz se ressent encore de l’occupation boche. C'est à peine si les rues sont débaptisées. Beaucoup de magasins sont allemands et sont de ce fait consignés à la troupe. Les maisons françaises au contraire arborent des écriteaux sur lesquels on lit : maison française.

Les général Maud’huy qui est gouverneur de la ville a pris un arrêté qui défend de parler allemand dans les rues après 10 heures du soir. Mon caissier fait quelques jours de prison pour avoir contrevenu à cet arrêté. Je le fais relâcher avant la fin de sa peine.

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Quand on arrive à Metz par le train, l’on est frappé de l’aspect lourd et teuton des maisons qui avoisinent la gare. C'est tout un nouveau quartier qui s'est élevé depuis 1900, date à laquelle les allemands avaient démoli les anciennes fortifications. Il n'en reste plus que la porte Serpenoise qui a été déplacée et fortement remaniée dans le goût boche. Tout ce nouveau quartier qui va jusqu’aux bords de la Moselle est largement percé de belles avenues. L’avenue du maréchal Foch est digne d’une grande ville, mais certaines maisons sont d’un style vraiment un peu lourd ; c'est du renaissance germanique.

Les bords de la Moselle avec un parc aménagé à la place des anciens remparts sont fort agréables, et l’on peut y faire de longues promenades. Il y a aussi la jolie place d’armes dont le cadre ni trop grandiose ni trop mesquen servira à de nombreuses prises d’armes pour le moindre prétexte.

La vielle ville, je n'en parlerais pas. C'est la ville française que l’on retrouve partout ; ville aux rues étroites, tortueuses, qui a longtemps étouffée dans ses remparts.

Il n'y a que la cathédrale qui mérite un mention, avec la magnifique majesté de sa voûte élevée, bien supérieure à la nef de Strasbourg. L’on y voit sur le portail le prophète Daniel, enchaîné, car sous le couvert de ce saint, c'est la portrait de Guillaume que le sculpteur a reproduit. Et l’on peut lire sur un écriteau, attaché aux mains du saint : Sic transit gloria mundi !

Février – Pour ne pas continuer à vivre seul, je me lie à une popote des officiers du contrôle militaire dirigé par le capitaine Benoit. L’ensemble des officiers au-dessous de la moyenne ; anciens sous-officiers pour la pluspart, instituteurs, petits employés,. Mais malgré cela, c'est une diversion et l’on raconte des blagues.

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Je ne m'y fais aucune amitié, sauf avec un nommé Bouvart, fabricant de conserves à Montauban, qui est d’un milieu plus relevé ! Nous projetons même de faire dès qu’il fera beau, un voyage dans les pays rhénan occupés.

Mon ami Hoffmann de Strasbourg qui n'est pas Alsacien comme je le croyais, mais Luxembourgeois francophile, m'avait indiqué ici, un certain docteur Schneider comme étant un milieu qui recevait et qui m'ouvrirait les portes de la société messine. Cela valait une visite. La femme, un peu originale, me reçoit habillée en lorraine. Cela m'a fait l’effet d’un déguisement pendant toute ma visite. Peu après, étant neurasthénique, elle partit pour la Suisse, et je ne connu pas plus avant la société messine, très froide et très fermée.

Je comptais aussi sur mes amis Rivière et de Metz-Noblat, tous deux commandants et qui étaient au G.Q.G.. Mais à cause de la conférence de la Paix, le G.Q.G. partit pour Chantilly dès la fin janvier et je perdis l’intimité de ces bons camarades de guerre.

Ici, je veux reporter quelques confidences qui m'ont été faites au cours de conversations intimes. D’abord sur l’attitude de certains fonctionnaires boches lors de l’entrée des français dans Strasbourg.

Il y avait là une sorte de préfet allemand qui s'appelait Paoli ; renégat Alsacien qui s'était mis entièrement au service des Boches. Mon camarade Strohl avait été chargé par M. Maringer, le futur haut-commissaire de l’Alsace-Lorraine, d’aller jusqu’à Strasbourg voir quel matériel officiel les Boches laisseraient, conformément aux conditions de l’armistice. Ce fut donc un des premiers officiers français à pénétrer dans Strasbourg, avant même le départ des derniers éléments bavarois qui occupaient encore la ville.

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Il arrive : il fait le tour du propriétaire avec Paoli ; il trouve tout en ordre, répertorié avec soi, meubles, argenterie, etc… Pendant que tous les deux discutaient sur certaines dispositions, une manifestation improvisée vint à passer sous leurs fenêtres en chantant la Marseillaise. Le bruit du chant couvrant le bruit de la conversation, le préfet se tut un instant ; puis avec un indéfinissable sourire de mélancolie, il dit : voilà le résultat de 48 années de régime allemand.

Puis mon ami alla voir le palais de Statthalter ; là, toute la domesticité l’attendait. Il visite les appartements, dans l’un des salles de réception il voit deux grandes tapisseries, fraichement posées ; il s'informe ; c'était les portraits de l’empereur et de l’impératrice que les domestiques avaient recouverts d’eux-mêmes, sans attendre les ordres français.

Enfin, comme comble de platitude, voici le dernier trait de Paoli. Il fit demander à mon ami si le jour de l’entrée des Français, il devait pavoiser la préfecture ? Pavoiser, mais comment ? Avec les couleurs françaises, répondit-on. Si l’on doit pavoiser, ce sont des mains françaises qui le feront, réponds mon ami indigné de tant de cynisme et de platitude.

Je profitais aussi de la présence du G.Q.G. pour avoir quelques détails rétrospectifs sur certaines dates historiques. D’abord, quelle avait été l’attitude de Pétain lors de la grande offensive boche du 21 mars.

Deux ou trois jours auparavant dans la réunion de l’E.M. du G.Q.G., le colonel de Comtet, chef du 2e bureau avait exposé sa manière de voir sur les possibilités d’une offensive boche sur tel ou tel front. La Somme ou l’Aisne ? Des deux côtés les Boches semblaient avoir fait des préparatifs nombreux, des transports de troupes et de matériel. Pourtant dans l’examen attentif des documents qu’il avait eu entre les mains, son opinion très nettement arrêtée concluait à mon offensive boche sur la Somme.

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Sur l’Aisne, les préparatifs semblaient moins définitifs et ne serviraient qu’ultérieurement. Pétain ne prit aucune nouvelle disposition pour le transport de ses réserves. Le 21 arrive, les premiers messages arrivent, jettent le trouble au G.Q.G., front rompu, les Anglais en retraite, les Boches avançant rapidement. Il fallait au plutôt aviser, prendre une décision. Pétain ne se décide pas, il hésite ; auparavant, il veut être mieux informé et il part en auto vers la bataille sans dire à personne où on pourrait le toucher si on avait des ordres à demander, et jusqu’au lendemain, l’on ne sût à son E.M. ce qu’il était devenu.

Heureusement pour la France, son chef d’E.M., le général de Barescut était à la hauteur d’une tâche aussi grande, il avait déjà fait ses preuves à la IIe armée sur le front de Verdun où nous avions pu apprécier sa lumineuse intelligence et la sureté de ses décisions.

Devant la situation qui se précipitait en s'aggravant, ne sachant où toucher le général Pétain, il prit l’initiative de donner des ordres de mouvement aux différentes réserves, sentant que tout le poids de la bataille était sur la Somme et que ce n'était pas une feinte comme le craignait Pétain, croyant à une deuxième offensive sur l’Aisne.

Il donne donc ordre aux réserves d’accourir boucher le trou qui allait s'agrandissant entre les armées anglaises et françaises ; quand Pétain revint le lendemain, il ne put qu’apprendre ces ordres qui étaient conformes à la vérité de la situation et qu’il navait pas sur prendre sans sa propre responsabilité.

C'est si vrai, que lorsqu’il fut nommé maréchal, l’on ne parla dans ses titres de services que du rôle réellement efficace qu’il fera dans la rétablissement de la discipline dans l’Armée en avril 1917.

Quant à l’offensive boche du 27 mai sur le Chemin des Dames, voici ce que j'écrivais à Ephraïm, le directeur du Cri de Paris, au sujet d’un article paru en mai ou juin 1914 intitulé secret de Foch :

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Permettez ici un de vos vieux fidèles lecteurs de vous aider dans la recherche de la vérité, et de rétablir certaines erreurs que je veux croire involontaires et que se sont glissées dans l’un des articles de votre dernier numéro qui a pour titre Le secret de Foch. D’abord, le 2è mai 1914, le général Franchet d’Esperey ne pouvait pas protester de la situation qui était faite à son armée sur la Chemin des Dames puisque depuis près d’un an il ne commandait plus dans ce secteur.

Pourquoi pouvant prévoir une attaque sur le Chemin des Dames, le généralissime avait retiré des divisions actives du front ? Pour la raison bien simple que ne sachant pas longtemps à l’avance exactement le point d’attaque le point d’attaque allemand, Somme ou Aisne, le maréchal Foch avait eu besoin de se constituer à proximité de ces deux points une masse de manœuvre de réserve, enfin de la porter rapidement sur le front qui aurait fléchi ; et, vue la pénurie des effectifs d’alors, il ne pouvait avoir cette masse de manœuvre qu’en amincissant jusqu’à l’extrême tous les secteurs du front.

Pourquoi le maréchal Foch avait-il pu dire : je serais attaqué demain, mais les Allemands tomberont sur un bec de gaz ?

Pour la raison bien simple aussi que 48 heures avant l’attaque allemande sur le Chemin des Dames qui avait pu être préparée dans le plus grand secret à grand renfort d’artillerie grâce aux nombreux couverts de l’Aisne, des déserteurs avaient annoncé le jour et l’heure de l’attaque.

Il avait dans le droit d’espérer, comme le fait s'est produit deux mois ½ plus tard devant le front Gouraud en Champagne, que grâce aux dispositifs pris, l’attaque allemande échouerai en partie.

Et alors, pourquoi allez-vous dire l’heure de l’attaque étant prévu les Allemands ont-ils pu faire leur avance foudroyante ? Voici toute l’affreuse vérité.

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Le général Duchesne qui commandait l’armée sur l’Aisne a voulu trop finasser. Connaissant l’heure de l’attaque, il a voulu attendre la dernière minute pour faire une contre préparation d’artillerie puissante comme notre matériel nous permettait de le faire alors. Dans son idée, il voulait tuer le plus de Boches possibles et il estimait que toutes les réserves allemandes ne seraient dans les tranchées de première ligne qu’à la dernière heure/

Mais en voulant par trop fignoler son bec de gaz le résultat fut désastreux. Les batteries allemandes commencèrent leur tir de neutralisation par obus à ypérite avant les nôtres ; notre artillerie inondée, submergée de gaz toxiques ne put tirer un seul coup de canon, et sans effort, le flot allemand submergea nos faibles troupes de première ligne.

Le général Duchesne paya son erreur ou son incurie comme vous le voudrez d’un voyage à Limoges.

Si votre journal aime la vérité, la voilà toute nue, sans légende. Il y a aujourd’hui trop de gens avertis pour qu’un journal comme le vôtre, que se targue de ne pas farder la vérité, prête la main ou plutôt ses feuilles à un bourrage de crâne aussi Kolossal.

Enfin, pourquoi le maréchal Foch, connaissant 48 heures avant le plan allemand sur l’Aisne, n'a-t-il pas fait marcher ses réserves. Parce que dans son esprit, cette attaque ne devait pas être la plus importante et qu’il croyait toujours à une attaque dans la Somme ou en direction de Paris. Et qui sait même si tel n'était pas le plan primitif allemand, modifié seulement par le succès foudroyant de leurs armées sur l’Aisne.

Veuillez croire cher monsieur à mes meilleurs sentiments escomptant un article rectificatif.

Capitaine X.

L’article a paru 15 jours après laissant à l’histoire le soin d’approfondit ce mystère momentané.

Coblence

10-13 mars 1919 – Quelques jours sur le Rhin. Les provinces rhénanes sont là, tentantes d’inconnu. Le transport pour officiers ne coûte rien. Avec deux camarades qui vont bientôt être démobilisés, dont Boudard de Montauban, nous partons le lundi 10 à 11 heures pour Trèves et Coblence. Malgré le mauvais temps car il neige. Après Trèves, la ligne côtoie les rives pittoresques de la Moselle où les vignobles escaladent à travers une terre rocailleuse les collines à pic, particulièrement aux environs d’Eller – Cochen, très pittoresque séjour touristique.

À Coblence, en 3 heures, nous visitons la ville ; confluent du Rhin et de la Moselle en face Ehrenbreitstein, le célèbre fort, prison pour beaucoup de Lorrains pendant la guerre. Grimpons au monument équestre de l’empereur, kolossal amoncellement de blocs énormes ; donne impression de force et de grandeur quoique toujours lourdement. Couchons à Bonn, la grande ville universitaire. Le matin, visite rapide de la ville. Prenons le tram électrique pour Cologne. Un Boche se lève pour me céder sa place.

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Cologne

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Cologne, très grande ville ; beaucoup d’animation dans les rues ; docks admirablement outillés, partout de l’ordre, de la propreté, de la discipline. Nous sommes salués par tout ce qui est fonctionnaire en uniforme ; facteurs, employés de tram, de chemin de fer, etc… À Cologne, secteur anglais, les ponts sont gardés par des sentinelles anglaises qui montent la garde avec une discipline étonnante ; on les croirait à la parade tant ils exécutent leurs mouvements en cadence et avec ensemble. Sur le Rhin, magnifique fleuve, comparable en cet endroit à la Gironde, toute une escadrille de canonnières anglaises assure la garde du fleuve. Tout le service fluvial sert aux transports militaires et nous ne pourrons remonter le fleuve en bateau jusqu’à Mayenne à notre grand regret.

Dans les rues principales, aux heures d’affluence, deux courants ; l’un montant, l’autre descendant. Beaucoup de foule jusqu’à 9 heures.

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Après, seuls les militaires ont le droit d’être dehors et l’on rencontre quelques Anglais pris de boisson en groupes.

La cathédrale est grandiose? Seul monument ancien vraiment remarquable. Comme moderne, le grand pont sur le Rhin est intéressant. Un droit de péage existe encore sur certains ponts.

Nous avons une chambre procurée par les Anglais pour 6 marks ; nous mangeons bien au mess des officiers pour 8 et 10 marks avec vins du Rhin.

Départ le mercredi matin. À partir de Coblence, la ligne côtoie le célèbre défilé du Rhin, moyenâgeux, aux légendes sans nombre, parmi ces collines brisées dont les sommets pullulent de vieux bourgs en ruine et de tours. Le Rhin coule majestueux, vraiment digne d’inspirer les poètes et arrose de nombreux villages pittoresques et de nombreux vignobles. C'est un pays digne d’enfants de légendes et de frapper l’imagination. Là vraiment le Rhin prend toute son importance de barrière naturelle et laisse l’imagination en émoi.

Mayence

Midi, Mayence. Déjeunons dans l’ancien mess allemand, ou le menu est inscrit sur l’ancien menu des officiers boches, avec l’aigle impérial et des noms de victoires de 1870 : Sedan, Mont Valérien, etc… Quelle revanche aujourd’hui et les vers d’Alfred de Musser chantent en ma mémoire : Nous l’avons notre Rhin allemand, il a tenu dans nos verres !

Ville propre et bien percée, animée, quelques monuments assez médiocres. Toujours je Rhin qui attire et retient l’attention.

Un tram électrique nous porte en moins d’une demi-heure à Wiesbaden, grande ville d’eaux, hôtels genre Vichy, beaucoup de beaux magasins bien achalandés sauf pour les victuailles ; très grande propreté toujours et partout de l’ordre méthodique ; de belles gares, de grandes portes, voilà ce qui frappe l’attention.

Très bien reçu au cercle militaire qui s'est installé au Royal Hôtel, sorte de palace où nous trouvons un bon menu, vin compris pour 3 marks 40 et où notre chambre nous coute seulement à cause du change que 4 marks ; le mark vaut 0 francs 50.

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Le soir, assistons à une représentation d’opéra, pièce quelconque, genre Wagner, bons acteurs, beaux décors, mise en scène parfaite, salle comble mais sans élégance. Vraiment les Boches sont bien communs ; l’on dirait des boutiquiers enrichis dans des vêtements du dimanche. Rentrons à Metz jeudi soir.

Dans toutes les provinces rhénanes, j'ai remarqué la culture moderne ; de grands champs comme dans la Beauce ou dans le Nord, sans haies, sans arbres. Pourtant l’on sent l’organisation, l’ordre ; je n'ai que rarement vu des maisons délabrées, sordides, vétustes comme dans beaucoup de campagnes françaises. Et ce peuple n'a nullement souffert de la guerre ; leurs usines sont prêtes à nous inonder à nouveau de leurs produits, et nous serons obligés à faire du commerce avec eux par la force des choses, la baisse du mark qui nous avantage beaucoup.

Quelle leçon pour un Français qu’un tel voyage ; après cela, il est forcé de voir et de comprendre tout ce qui manque à notre France pour soutenir et triompher d’une aussi terrible concurrence.

28 septembre – Je rentre d’un nouveau voyage aux bords du Rhin. En tenue de voyage aux bords du Rhin. En tenue, le voyage ne coute rien aux officiers et l’on passer partout salué par les fonctionnaires boches. Une bonne chambre coûte 7 marks et 100 francs valent à ce jour 280 marks. Les excursions sont donc pour rien.

J'ai pu suivre le Rhin en bateau jusqu’à Boppard. C'était un bateau organisé pour une excursion de la troupe ; chaque soldat avait reçu une carte et un livret descriptif de qu’il allait voir. Le temps était légèrement brumeux ; d’un côté, c'était plus wagnérien… sans que les réalités apportées par le développement du bien être humain ne choquaient par trop la vue par ses brutales réalités, mais parfois, il manquait aussi un rayon de soleil pour donner du relief ou de la couleur à certains coins pittoresques comme le rocher de la Lorelei.

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J'ai rapporté de cette excursion sur le Rhin un charme romantique. Tous les châteaux du bord du Rhin évoquent un peu un décor de théâtre ou une légende. Malgré soi, cela sent encore le moyen âge grâce à certains châteaux abrupts sur des points de rochers, et malgré les petites villes, nombreuses avec leurs hôtels. Car les Allemands ont le culte du passé et souvent maladroitement, ils font tout ce qu’ils peuvent pour garder intacte la physionomie du passé ! Certains villages comme Oberwesel sont captivants de pittoresque. Certains écrins sont surfaits, mais dans son ensemble, c'est une des plus belles visions qu’il m'a été donné de contempler. Mais sur ce fleuve magnifique, l’esprit ne peut se livrer complétement au rêve et à l’enchantement, rappelé à tout moment à la réalité par le mouvement intense de la navigation du Rhin. En 4 heures de descente, nous avons croisé plus de 20 gros remorqueurs trainant 3 et 4 chalands ; j'en ai vu un avec 8 chalands. Et notre sentiment patriotique saigne en songeant à tous nos beaux fleuves comme le Rhône, la Loire, la Garonne complètement inutilisés par la navigation. Et je rapporte de mon voyage le même sentiment qu’au premier ; les Boches forment un peuple puissamment organise et discipliné ayant utilisé au mieux les forces de la nature pour le bien-être général. Combien la France semble arriérée et primitive. L’on en ressent malgré soi comme une gêne et une tristesse.

J'ai passé une soirée à Mayence ; au théâtre l’on passait une pièce française Amoureuse de Porto Riche ; bien rendu par Calmettes et Juliette Clarens ; salle essentiellement française pourtant dans son ensemble dépourvue d’élégance ; le niveau mondain de l’armée française a bien baissé pendant la guerre ; les femmes manquent de distinction.

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À Mayence, se trouve l’E.M. de la Xe armée. Aux affaires civiles se trouve mon ami de Metz-Noblat, à l’E.M. de la place mon ami de Féligonde que j'ai retrouvé au théâtre. Nous avons causé longuement le soir avant de nous coucher.

Le général Mangin qui commande ce secteur n'est pas l’administrateur habile qu’il nous faudrait dans ces pays rhénans. Mangin, c'est le bouledogue tenace dans sa prise qu’il faisait bon lancer pendant la bataille contre les Boches. D’un orgueil farouche, nimbé de ses mérites, il se croit un très grand homme et ne doute jamais des décisions de son esprit. Il prend ses désirs pour des réalités et malheur à qui contrarie sa volonté en cherchant à lui démontrer qu’il a tort.

Il a cru de bonne politique de caresser l’échine des Boches ne comprenant pas que ces gens habitués à être menés, considérant la bienveillance comme une marque de faiblesse. Son supérieur, le général Fayolle voulait plus d’énergie dans l’occupation, pas de faiblesse vis-à-vis de l’ennemi vaincu ; seulement de l’humanité et des mesures clairvoyantes et fermes.

Mangin a traité les pays rhénans comme des provinces françaises retrouvées ; quoique notre occupation ne soit que temporaire, sans crédits, il avait engagé pour plus de 20 millions de constructions de caserne ; il eut aussi prodigué de l’argent français qu’il le fut du sang de ses soldats.

Il a créé une section économique de toutes pièces ; mais au lieu d’y mettre des compétences, il y a mis de jeunes officiers de tout venant ; résultat, sous couleur de commercer, il a favorisé dans les premiers mois de l’occupation toute une bande de mercantis de tous poils, qui s'est abattue sur Mayenne et ont cherché à écouler toutes sortes de produits au plus cher ; il y a eu 600 millions d’affaires ; conclusions les Boches ne veulent plus traiter d’affaires avec les français.

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Ce fait m'a été répété le matin même de mon voyage par un lorrain Scharff, gros exportateur de Fontoy, qui pour faire des affaires avec les Boches se sert d’un courtier boche ; lui français se sentait trop en méfiance.

Et Mangin, prenant ses désirs pour des réalités n'a-t-il pas dit dans un rapport :

Nous sommes sur le point de supplanter les Anglais et les Américains sur le marché allemand !

Griserie d’un esprit orgueilleux et fatale erreur !

Il en a été de même pour constituer une république rhénane. Un matin, l’administrateur de Wiesbaden vint lui dire :

les Boches ne demandent pas mieux que de se séparer de la Prusse, ils veulent leur indépendance et je me charge de constituer un gouvernement provisoire. Il prit autour de lui dans une bande de fêtards quelques activistes qui voulaient jouer un rôle, des gens sans aucune notoriété et un beau jour les Rhénans virent sur les murs, une proclamation de république signée par des inconnus de la veille, sans même le visa de l’administration française. Le Dr Dorten avait seul une certaine fortune, mais non de la notoriété. Les Rhénans crurent à une farce et ne bougèrent pas ; ce fut un fiasco complet. Et pourtant, ils sentent que ce serait leur intérêt et les gros industriels, les commerçants n'auraient pas demandés mieux, bien dirigés, que de suivre un mouvement séparatiste.

Mais la politique allemande demande plus de doigté que le déclenchement d’une offensive et Mangin, trop imbu de son orgueil forcené est incapable de voir et de comprendre la réalité des contingences. Les Allemands doivent bien rire à nos dépens ; c'est triste.

À Mayenne, il y avait un chef du génie boche qui exécutait à la lettre et très ponctuellement toutes nos demandes ; nous étions servis mieux que par nous-mêmes. Un jour, ce colonel boche vient à l’E.M. et dit

Demandez-moi tout ce que vous voulez, je l’exécuterai aussitôt ; je vous demanderai simplement de ne pas me donner trois fois la même journée des ordres contradictoires.

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Toute la différence de l’administration française actuelle avec l’organisation boche se trouve résumée dans cette réflexion, et c'est d’autant plus navrant qu’elle vient d’un Boche et qu’elle est l’expression de l’exacte vérité. Comment ce peuple méthodique, ordonné, travailleur, prospère doit nous juger. Et après cela, l’on lit dans les journaux qu’ils nous admirent !

Le matin de mon départ de Metz, j'avais rencontré dans le train un ancien lieutenant démobilisé nommé Scharff, lorrain qui évadé de l’armée allemande avait gagné ses galons dans l’infanterie française sous le nom de Charvin. Je l’avais connu à Lure en 1918 lorsque j'y étais allé faire un stage de 2e bureau. Fils d’un exportateur il s'occupe du commerce de son père. Très à même de juger la situation commerciale, lui aussi trouve que notre lenteur et notre gabegie administrative sont en train de ruiner le commerce français. Il avait vendu aux Boches du café qui depuis trois mois se trouve encore au port de débarquement faute de transport. Et alors, à côté de cette pénurie de wagons, il a vu un nègre qui a Sarrebruck vendait 10 000 francs des licences de wagon. Comment ce nègre possédait les 10 licences qu’il se contentait de revendre sans s'en servir, mystère et pots de vins.

Comme conclusion, il me disait que notre crédit commercial était fortement usé auprès des Rhénans qui depuis l’armistice avaient été filoutés par une bande d’aigrefins, à tel point que lui pour traiter, était obligé de passer par un intermédiaire boche. Il me racontait aussi qu’il était très difficile aussi d’importer directement des pays allemands ; mais par contre, rien de plus facile depuis le Luxembourg. D’où, augmentation pour la France de certains produits par suite des frais de transport augmentés par le détour, et par la commission à payer au représentant luxembourgeois (houblons, verre à vitre, etc…à et tout à l’avenant qui concorde bien avec les dires de Féligonde. Si la France ne sort de ce gâchis, ce sera vraiment pas la faute de son administration.

Epernay

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4-7 septembre – Visite de la tombe de Yves à Vassogne.

Je couche à Epernay, hôtel de l’Europ, complétement épargné par les obus qui ont démoli quelques maisons lors de l’avance de juillet 1918. La pâtissière Dumont, retirée des affaires après fortune faite pendant 5 années de guerre ; elle savait y faire pour vendre ses portos, et liqueurs dans son petit salon attenant à la pâtisserie ; il y avait toujours de nombreux officiers au five o'clock.

Le lendemain, départ par le train de Reims, Fismes où je descends. J'ai peine à reconnaître dans ces jours de décembre le vivant village que j'avais connu en 1916 lorsque je faisais les liaisons avec l’Armée à Jonchery.

Tous les villages de cette région depuis Reims sont presque tous en ruines ; soleil radieux ; il fait très chaud. Je pars en bécane et monte la cote de Merval. En haut, je vois se profiler la fameuse crête du Chemin des Dames. Traverse l’Aisne sur le pont de bois de Villers-en-Prayères, traverse Œuilly assez épargné, arrive aux ruines de Jumigny d’où j'aperçois d’autres ruines, c'est Vassogne. J'ai peine à reconnaître l’église dont il ne reste que quelques pans de mur. Le cimetière qui l’entoure a été bouleversé par endroits et les hautes herbes l’ont envahi. Dans ce chaos, la tombe de Yves est intacte, petit monticule encadré de hautes herbes folles. La croix de pierre brisée git sur son tumulus ; c'est là qu’il repose depuis 5 ans déjà. Pauvre ami. Tout autour, c'est encore la désolation du champ de bataille ; le silence des ruines de Vassogne, quelques Boches laissés sans surveillance, reconstruisent lentement un refuge pour l’hiver.

Je continue par Oulches et arrive dans la vallée, Foulon en Vauclerc n'existe plus. Les bois n'existant plus qu’à l’état de tronçon, les ruisseaux s'étendent en mares stagnantes ; je suis seul dans ce grand silence au pied du Chemin des Dames qui se dresse abrupt devant mes yeux.

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Partout ce chaos et la mort ; vu restant de pistes, de fil de fer, de passerelles ; tout a été saccagé par les obus qui ont bouleversé le terrain. Je suis ce qui a dû être le chemin de Bouconville et qui n'est plus qu’un sentier rempli de trous et j'arrive dans un nouveau chaos de trous d’obus, où il n'y a même plus de tranchées ; c'est le Chemin des Dames. Je cherche en vain les assises de la ferme de Hurtebise ; la forêt de Vauclair n'est plus qu’un taillis informe de trous déchiquetés et brûles par la mitraille ; il faut voir de pareils endroits pour savoir ce qu’a été l’endurance des poilus pendant ces longs mois de lutte acharnée contre les hommes et contre les éléments. J'ai la gorge desséchée par la chaleur et par l’émotion de tant de misères accumulées.

Je rentre le soir par Fismes et le train jusqu’à Epernay, je crains de ne rien trouver encore à Reims que je reviendrais voir le lendemain.

Dans le train qui m'emporte vers Reims le matin, un jeune homme et jeune fille causant dans mon compartiment, la jeune fille dit :

Oh, à Reims, ce n'est pas aussi détruit qu’on semble le dire, toutes les rues ont encore leurs façades.

Je ne peux donc pas revoir un Verdun ou un Fismes, avec leurs maisons complètement disparues dans certains quartiers. Ainsi prévenu, je descends dans une gare qui porte la trace de nombreux bombardements mais qui est encore debout et où l’on mange dans l’ancien buffet, délabré il est vrai ; mais qui existe. J'entre dans la ville, et spectacle effrayent et grandiose dans son horreur, je n'ai sous les yeux qu’un cadavre de ville. Oui, les façades existent sur les rues et montrent encore l’ancienne richesse de cette ville morte mais derrière les façades, il n'y a que chaos, amoncellement de poutres enchevêtrées, de murs écrasés. C'est inscrit comme destruction quand on songe que c'était une ville de 100 000 habitants, et que maintenant, l’on se promène dans un désert, dans la destruction absolue, faite par la main des hommes.

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Ah, il est beau le progrès. Il y a peu d’exemples dans l’antiquité de veille ainsi détruite. Nouvelle Ninive, Reims n'est qu’un amoncellement de ruines. Sur 13 000 maisons, 11 000 sont complètement détruites. C'est pire qu’à Verdun où des quartiers entiers subsistent encore. La cathédrale abimée, mutilée mais toujours fièrement debout. Combien d’années faudra-t-il pour démolir toutes ces maisons et les reconstruire ? Il y a là du travail pour toute une armée d’ouvriers avant que la vie rémoise puisse reprendre. J'ai rapporté plusieurs photos de ces ruines, toujours les mêmes dans leur dévastation ; entre autres, deux prises derrière la cathédrale dans l’intérieur d’une maison de la rue des Cordeliers, qui fait suite à la rue Cardinal de Lorraine. Les folles herbes envahissent ces ruines, la vie, l’éternelle vie l’emporte sur la mort et la destruction.

10 novembre, soir – Veille de l’armistice, un an déjà que la plus formidable des tueries allait finir. Il pleut à torrents. Une retraite aux flambeaux suivie de jeunes poilus parcourt les rues et donne des aubades aux chefs militaires. Quelques drapeaux flottent aux fenêtres. Réfugié sous la porte Serpenoise, je regarde le flot de la retraite déferler devant moi ; les cuivres des chasseurs sonnent allègrement malgré la pluie.

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Depuis plusieurs mois, Metz est plus calme, plus de ces parades militaires qui plusieurs fois par mois jusqu’au 14 juillet attiraient la foule sur la jolie esplanade.

Après l’enthousiasme des premières semaines, les difficultés de l’existence ont suscité des grèves, aidées beaucoup par la propagande boche. Cheminots, mines, usines métallurgiques, trams, balayeurs, chacun à leur tour ont exposé leurs revendications, mais sans troubles en Lorraine. À l’encontre de Sarrebruck où des éléments allemands ont excité au pillage. Prevel et la municipalité ont démissionné le mois dernier.

Maintenant, l’on se prépare aux élections, pierre d’achoppement du relèvement de la France.

Ici, la lutte des journaux est assez courtoise. Les polémiques sauf dans la France de l’Est qui soutient le parti radical socialiste ne sont pas enfiévrés.

Le grand programme c'est, disent les journaux, de barrer la route aux socialistes unifiés, les bolchevistes, comme on les appelle, par analogie avec les Lénine et les Trotski. C'est très bien, mais partisan du programme de la démocratie nouvelle dont j'avais les idées avant de les avoir vues exposées, je voudrais surtout, des éléments nouveaux à la chambre, et qui s'occupent non de la politique mais du relèvement de la France.

Ministres pris en dehors de la chambre et du Sénat, responsabilité ministérielle, réforme de la constitution, élaboration des lois par une réunion d’hommes compétents et simplement votées par les chambres, réforme de l’outillage national, voilà ce que je voudrais et que j'espère.

Je suis toujours administrateur de la Reichsbank. La valorisation n'est pas encore terminée ; la liquidation n'est pas commencée. Mes rapports avec le personnel restent les mêmes. Distants mais courtois. Le mark continue à dégringoler. Il est à 0,26 Fr. C'est comme notre franc de rente qui n'est guère brillant. La livre vaut 38,74 le dollar 9,32. Le franc suisse 1,68. La peseta à 1,83. Que l’on nous donne un ministre autre que Klotz avec un politique financière active, aisée, prudente.

C'est encore aux élections à améliorer notre change. Le franc belge est déjà au-dessus du pair. Il est vrai de dire que la Belgique n'a pas souffert comme le nord de la France et qu’ils ont eu très peu de tués, 1 sur 150 alors qu’en France, c'est 1 sur 25, qu’il faut compter. À Paris, pour la 1ère fois, grève des journaux, et pourtant les journées maxima de 7 heures se paient à 13 Fr. pour les imprimeurs, clicheurs, et un homme de peine gagne 14 Fr. Ils veulent 5 fr de plus par jour. À la Banque, dans le grade de contrôleur, je ne gagne pas plus qu’un imprimeur ! Alors !

Le 4 novembre, Clémenceau est venu à Strasbourg faire sa profession de foi. Ovation vibrante telle, à ce qu’un assistant m'a répété que les murs en tremblaient. Le Tigre ému a longuement pleuré. Que de souvenirs pour lui, le dernier survivant des protestataires de 70.

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11 novembre 1919

Mon cher Louis

M. … t'a bien compté un prix d’ami, mais il avait oublié, en effet, que le maximum de 100 Fr. avait été fixé ; c'est donc, par erreur, qu’il t'a indiqué un chiffre supérieur ; tu n'as plus rien à lui envoyer. Mais il serait peut être bon, pour le remercier de sa consultation, tu lui redemandes confirmation bien que je me sois

mis d’accord avec lui sur ce dernier sujet hier.

Je regrette que tu ne puisses tirer de cette consultation un effet plus utile ; les raisons que tu me donnes paraissent en effet sages, et… dont l’existence est douteuse, c'est s'exposer à des frais bien plus lourds.

Nous avons ici un hiver précoce et rigoureux et je crains qu’il ne soit encore beaucoup plus dur chez eux. Mais nous l’ignorons comme nous ignorons tout puisque depuis 48h les journaux ne paraissent plus. Tous les ouvriers imprimeurs étant en grève. Que de grèves ! L’une n'est pas finie que l’autre commence! Paris, le Louvre, les Galeries, le Bon Marché, demain probablement les électriciens,… On sent qu’un vent de révolution souffle sur la classe ouvrière et non seulement ici mais partout : la situation est grave, en Angleterre, en Amérique, en Italie, et ailleurs, aussi est-on anxieux de connaître le résultat des élections de dimanche prochain car… savais l’opinion du pays qui ne s'est pas exprimée depuis 6 ans alors qu’une évolution formidable s'est produite dans les esprits.

T'ai-je dis que j'avais bien dormi… avec Gaby chez papa Vivent.

Alors … reste encore un ou deux mois à Metz : mais ne… tu… démobilisé d’ici là. Que va faire la Banque de toi,… : as lu quelques tuyaux ou as-tu rapporté lors de ton voyage à Strasbourg.

Pour moi, rien de nouveau, j'étudie une situation dans une banque, mais ce n'est pas très aisé, ceux qui avaient de bonnes planques les ont conservées, ne les ayant pas quittées.

En tout cas, à bientôt, mon cher Louis et crois moi, toujours ton très affectueusement dévoué…

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16 novembre – La France a voté, ici à Metz, la liste d’union républicaine passe à une grosse majorité contre la liste socialiste et la liste radicale.

Dans le reste de la France, les socialistes et surtout les radicaux perdent beaucoup de sièges. Les Renaudel, Longuet, Raffin, Dupuis sont battus. Les socialistes unifiés qui se voyaient déjà les maitres de la révolution sont rappelés à l’ordre par le peuple de France toujours sage et clairvoyant et perdent 50 sièges. Les radicaux en perdent 130 pour n'avoir pas su prévoir la guerre, et n'avoir eu qu’un programme de haine et de discorde avec la lutte cléricale.

350 députés nouveaux forment la chambre actuelle. Veulent-ils faire moins de politique et plus d’économie politique, c'est ce que j'écrivais à deux de mes amis qui viennent d’être élus, de Rodez-Bénavent à Montpellier et Henri Auriol en Haute-Garonne.

19 novembre – Foch, Pétain et Mangin viennent de recevoir des souvenirs de ce jour mémorable. Foch un coffret rehaussé d’or, Pétain un bâton de maréchal, Mangin une statue de marbre.

Mais, il pleut à torrent toute la journée et la fête populaire avec défilés s'en ressent.

Le mark est descendu ces jours-ci jusqu’à 19 centimes 1/2. Jusqu’où ira-t-il ? À la faillite de l’empire allemand ? Je crois la chose possible, quoique mon directeur de la Reichsbank ne puisse y croire.